Henri Laborit
La Nouvelle Grille
Pour decoder le message humain
INTRODUCTION
L'homme n'a jamais pu se passer de grilles. Devant le desordre apparent du monde, il
lui fallut chercher les termes signifiants, ceux qui, associes entre eux, rendaient son
action sur le milieu plus efficace, lui permettaient de survivre. Devant l'abondance
infinie des objets et des etres, il a recherche entre eux des relations, et devant
rinfinie mobilite des choses, il a cherche des inva-riances.
II a ajoute de rinformation au monde inanime, mais cette information ne pouvait etre
que celle qui deja structurait son systeme nerveux. Heureusement pour lui, la combinatoire
que lui permettaient ses systemes asso-ciatifs, lui a ouvert le chemin du langage, de
rabstraction et de la creation de nouveaux schemas interpretatifs du monde, le chemin de
la complexite. En effet, lorsque ses schemas interpretatifs etaient recompenses par une
effica-cite accrue de son action sur le milieu, une nouvelle moisson de faits jusqu'alors
inconnus venait completer au cours des siecles I'engrangement de ses connaissances. II a
toujours procede en quelque sorte par hypothese de travail, suivie d'experimentation.
Mais, pendant des mille-naires, ce qu'il ne pouvait expliquer par un raisoimement logique
demeurait dans le domaine du mythe. C'est ce qui fit la fortune des pretres.
La decouverte de la machine a vapeur developpa chez 1'homme ses pretentious
explicatives. C'est un fait que la decouverte des lois du monde inanime s'accelera
consi-derablement a partir d'une epoque recente au point que l'homme devint en quelques
decennies maitre de 1'energie. Mais sa connaissance de lui-meme ne suivtt pas une
acceleration identique et il manie aujourd'hui, en pleine ignorance du fonctionnement de
son inconscient, une puissance de destruction considerable. II faut se rendre a 1'evidence
: la grille thermodynamique ne lui permet pas a elle seule 1'explication du monde vivant.
Or, ce monde du vivant, en font partie integrante, aussi bien 1'individu que l'espece,
et que les groupes d'individus, sous-ensembles sociaux multiples, epars a travers le
monde.
Depuis de nombreux siecles deja certains hommes ont tente de dechiffrer la structure
complexe et dynamique des rapports sociaux. Les grilles les plus recentes, celle de Marx
et celle de Freud, en ont permis une lecture plus precise, done plus efficace.
Malheureusement elles font encore l'impasse de la connaissance des mecanismes complexes
qui gouvernent le fonctionnement des organismes humains, celui de leur systeme nerveux en
particulier. Or c'est par 1'intermediaire de ceux-ci que se realisent les rapports
interindividuels.
Cette insuffisance est comprehensible. Les systemes vivants etant constitues des memes
elements atomiques que la matiere inanimee, c'est leur structure qui les diffe-rencie. La
notion d'information et celle des regulations cybernetiques sont indispensables a
1'approche scienti-fique de ces structures. Or ces notions ont a peine vingt a trente ans
d'existence. II y a beaucoup moins de temps encore que nous avons appris a les utiliser
efficacement en biologic.
La "nouvelle grille" est ainsi la grille biologique permettant d'entrevoir
comment dechiffrer la complexite de nos comportements en situation sociale. J'en ai pris
connaissance progressivement au cours de mon experimentation joumaliere au laboratoire et
j'ai tente d'explo-rer les possibilites interpretatives des phenomenes sociaux qu'elle
parait capable de nous foumir. Le plus grand nombre de livres que j'ai ecrits depuis plus
de vingt ans sont ainsi 1'expression de mon travail experimental sur la "Reaction
organique a I'agression";.
Les syntheses conceptuelles auxquelles celui-ci m'a conduit ont donne lieu plus
recemment a mon dernier ouvrage specialise ' qui tente de reunir l'essentiel de nos
connaissances concemant le fonctionnement du systeme nerveux humain, de la reaction
enzymatique aux comportements en situation sociale.
Mon approche a done ete avant tout experimentale. Mais rimportance sociale de ces
connaissances m'est apparue telle qu'il fallait tout faire pour ne pas les conser-ver
prisonnieres entre les murs des laboratoires. Aussi, parallelement, ai-je ecrit des
ouvrages de vulgarisation avec I'espoir de repandre certaines notions qui me parais-sent
indispensables pour que chacun de mes contempo-rains puisse se mieux situer dans le monde
ou il vit, par rapport aux autres et par rapport a lui-meme. Peut-etre aussi dans I'espoir
de participer il 1'evolution des societes contemporaines.
1. H. LABORIT, Les comportemenfs. Biologic, physiologic,
pharmacologie, Masson et C1' edit., 1973. Voir aussi H. LABORIT, Reaction
organique it I'agression et choc, Masson et C" edit., 1952.
B ne s'agit pas d'autre chose que d'une grille proposee a 1'experience des hommes : une
"nouvelle grille", sachant, bien sur, qu'elle n'est la derniere que tant qu'une
autre grille plus complete, 1'englobant, comme elle a elle-meme le desir d'englober les
precedentes, ne viendra pas la remplacer.
Je tiens aussi a preciser que cette grille biologique a egalement la pretention d'etre
aussi generalisante et inter-disciplinaire que possible dans le domaine meme de la
biologic. II en resulte que 1'on pourra reconnaitre au passage de nombreux apports
empruntes a 1'ethologie, a 1'etude behaviouriste ou skinnerienne des comportements, a la
psychanalyse, a la psychologie experimentale ou a la linguistique contemporaine. On pourra
retrouver certaines idees developpees dans mes precedents ouvrages depuis dix ans, ou
resultant du travail experimental au labora-toire de notre groupe de recherches. Mais
1'assimilation d'un fait scientifique a un ensemble qui le comprend, le transforme en
general de facon profonde. On debouche alors non sur une simple synthese
interdisciplinaire, mais bien sur la construction interdisciplinaire d'un ensemble nouveau
qui transfigure chaque element en lui creant de nouvelles relations. C'est ainsi que
1'agressivite, telle que les ouvrages de certains ethologistes comme K. Lorenz ou R.
Ardrey nous en proposent la comprehension chez 1'homme, prend une tout autre signification
quand elle est placee dans un cadre biophysiologique plus large. De meme 1'affectivite
dont depuis McLean le systeme lim-bique serait le support, devient le sous-produit de la
memoire. Celle-ci sous sa forme biochimique devient la base des automatismes
sous-culturels et ces derniers la plaque tournante des conflits entre les pulsions
hypotha-lamiques et la construction des structures imaginaires.
Comme 1'a suggere Montaigne, il est utile de faire comme les abeilles, de butiner le
sue de fleurs variees pour en faire autre chose. Je souhaite que notre miel soit
comestible. C'est sur le plan sociologique, economique et politique qu'il sera interessant
de le gouter. En effet, la notion d'information et de structures dynamiques, celle du
systeme ouvert sur le plan thermodynamique et infor-mationnel risque de changer assez
profondement les automatismes de pensee que nous entretenons a leur sujet \ Beaucoup de
problemes que nous abordons dans cet ouvrage et que nous reprenons de nos travaux
personnels, de nos livres ou de nos publications anterieurs, sont deve-nus depuis peu des
sujets a la mode qui rejouissent la grande presse et constituent 1'objet courant de
conversations de salon. Mais ils sont generalement abordes sous une forme parcellaire, car
seui le specialiste a quelque impact sur 1'opinion. II est digne de croyance car son
expose se presente forcement sous une forme simplifiee, celle de sa discipline. Les
syntheses se revelent generalement plus complexes, demandent de la part du lecteur, meme
lorsqu'elles sont vulgarisees, c'est-a-dire simplifiees, un effort important d'attention,
un spectre de connais-sances plus etendu. Leur diffusion se montre en consequence plus
difficile. Leurs conclusions sont aussi profondement differentes.
Et puis surtout quand une synthese ne s'integre pas facilement dans les schemas
culturels connus, quand elle ne favorise pas un courant d'opinion existant deja, une
ideologic politique ou socio-economique en vogue, elle a peu de chance de trouver un echo
immediat. Elle ne peut etre prise au serieux. Celui qui 1'exprime ne fait pas preuve d'un
humanisme de bon aloi; cet humanisme qui ne derange rien, qui fait appel aux grands
ancetres, a la "culture"; en place, c'est-a-dire a 1'ensemble des prejuges et
des lieux communs d'une societe et d'une epoque.
Mais il y a tant de ]'oie a etablir une structure nou-velle que 1'approbation n'est ni
necessaire ni suffisante, bien qu'agreable, a la motiver.
Est-il possible de resumer notre projet ? Je le voudrais afin que le lecteur ne soit
pas trop decontenance par la lecture des premiers chapitres. Si sa culture est avant tout
litteraire, il risque de fermer ce livre et de I'abandonner. Soyez gentil, faites 1'effort
de lire les deux premiers chapitres, meme si certaines notions vous paraissent obscures.
Elles sont fondamentales puisqu'elles tentent de foumir une vision dynamique de
I'organisation des systemes vivants a partir des theories recentes de 1'information, de la
theorie des systemes et de la cybernetique. Elles s'eclair-ciront par la suite dans les
chapitres qui abordent, des le troisieme, le niveau sociologique pour lequel ce livre a
ete ecrit. Le second chapitre schematise la structure fonction-nelle du systeme nerveux.
Comment en effet continuer a ignorer 1'essentiel concernant ce merveilleux instrument que
nous utilisons de notre naissance a notre mort et qui autorise toutes nos relations avec
le monde qui nous entoure, ce monde que peuplent les hommes, les autres hommes, et qui
permet aussi la conscience que nous avons du monde qui vit en nous ? Or ce monde-la, le
monde de 1'inconscient, est bien different de la conscience que nous en avons. Comment se
structure-t-il ? Non pas seulement avec des mots, mais d'abord avec des molecules.
C'est avec ces instruments conceptuels, qui n'ont jamais encore ete utilises a notre
connaissance dans 1'ap-proche experimentale des faits sociaux que nous aborde-rons
1'ensemble du theme, social, economique et politique. Ils n'ont encore jamais ete utilises
parce que leur expression est trop recente et que la synthese que nous en avons faite est
difficile a realiser par le specialiste.
II m'est reproche frequemment de chercher dans le social l'analogie avec le biologique.
Le raisonnement par analogic jouit avec raison d'une mauvaise reputation et je ne suis pas
certain que ce reproche, pour ceux qui l'expriment, ne soit pas simplement une maniere de
se debarrasser, de refouler, des faits genants, en demeurant au sein d'un territoire
limite, le leur, qui les gratifie et qu'ils defendent. J'utilise parfois 1'analogie, mais
1'essentiel de ce que j'apporte n'est pas a mon sens du domaine analogique. En realite,
1'observation des faits biologiques nous a fait decouvrir, je le crois, des lois
structurales qui paraissent valables pour tout le domaine du vivant. Nous reprocher ce
qu'un examen superficiel et un jugement teinte d'affectivite considerent comme analogique,
s'appa-rente au fait de reprocher a quelqu'un 1'application des lois de la gravitation, a
un chien, a un groupe de para-chutistes ou a un caillou. Nous sommes bien d'accord par
contre pour dire que ce n'est pas, par exemple, parce qu'il y a des "arteres"
qui permettent la circulation dans une ville, que 1'on peut comparer une ville a un
orga-nisme et le coeur de la cite a celui des mammiferes, si ce n'est sous la plume des
poetes et de certains urba-nistes.
Par contre, preciser les notions d'energie, de masse et d'information, permet d'aborder
la sociologie, 1'economie et la politique, sur un trepied solide puisqu'il supporte
1'edifice de la science contemporaine. Mais avant d'attein-dre le niveau d'organisation
des sciences dites "humai-nes" ce trepied doit aussi servir de base a la mise en
place de la biologic generate et de celle des comporte-ments humains en situation sociale.
Nous les retrouverons done a chaque page des onze chapitres suivants.
Nous verrons coniment le fait de posseder un lobe orbito-frontal et des systemes
associatifs corticaux deve-loppes, permet a I'homme de traiter I'information et par quels
mecanismes son imagination ajoute de I'information au monde qui I'entoure. Comment cette
propriete specifique fut a rorigine de sa domination du monde inanime et plus tard la base
des hierarchies de dominance uniquement fondees sur le degre d'abstraction de
I'information technique, professionnelle, qu'un individu utilise. Nous verrons pourquoi
les societes animales et les societes humaines sont soumises a cette pression de necessite
des structures hierarchiques. Nous analyserons les mecanismes d'etablissement des pouvoirs
et des dominances, de la notion de territoire et de propriete, le mythe de la democratic,
de 1'egalite et de la liberte, mots qui n'expri-ment qu'une affectivite pulsionnelle
satisfaite, gratifiee ou au contraire alienee, dependante, soumise a la dominance de
Fautre.
Nous tenterons de fournir les premices d'une solution et pour cela nous developperons
la distinction entre information professionnelle, introduisant l'individu dans un
processus de production de marchandises, et l'information generalisee dont ce livre est un
vade-mecum. Seule, celle-ci peut donner au citoyen la dimension d'un homme. Cette
information ne concerne pas les faits, mais les structures, les lois generales permettant
d'organiser les faits en dehors des jugements de valeurs, des automa-tismes,
socioculturels, des prejuges, des morales, des ethi-ques, qui ne sont jamais que celles
des plus forts capables de les imposer par la police, la guerre, les lois, 1'abruds-sement
par les mass media, 1'alienation economique, l'obscurantisme affectif, l'aveuglement de la
logique lan-gagiere et surtout la gratification hierarchique professionnelle. Cette
information, cette mise en forme des systemes nerveux humains en un systeme ouvert,
capable d'evolu-tion, ne peut se satisfaire des slogans ecules, d'une phra-seologie
faussement revolutionnaire qui retrouve, apres avoir soi-disant detruit les structures
capitalistes, la dominance hierarchique et la gratification du pouvoir.
Etre homme consiste avant tout a utiliser les aires cerebrales qui nous distinguent des
autres especes animales et nous permettent de creer de nouvelles structures. Etre
revolutionnaire, ce n'est pas appliquer des grilles inventees a une epoque ou les deux
tiers de nos connais-sances scientifiques contemporaines restaient encore a decouvrir, une
epoque en particulier qui restait confinee dans le langage conscient, dans les analyses
logiques utili-sant le principe de causalite lineaire sans mettre en cause les pulsions,
et les automatismes qui menaient et qui menent encore nos discours. Etre revolutionnaire
consiste d'abord a imaginer de nouvelles grilles conceptuelles, de nouvelles structures
prenant en charge 1'essentiel de 1'apport de 1'ensemble des disciplines biologiques, et
cela pas en pieces detachees, en bric-a-brac culturel, mais sous une forme integree, qui
partant de la physique abou-tit a 1'espece humaine dans la biosphere, dans le temps de
1'evolution et celui de 1'individu, dans 1'espace grati-fiant d'un homme et celui de tous
les hommes, la planete.
Etre revolutionnaire n'est plus alors 1'affaire de quel-ques leaders inspires, d'une
elite eclairant la masse, mais celle de tous. C'est sans doute la finalite de 1'espece
humaine, car il s'agit d'une revolution permanente et culturelle, non d'une culture
langagiere ou d'une praxis sociale uniquement. II n'y a pas d'experience fructueuse sans
hypothese de travail, mais 1'experience ne peut se limiter a verifier une theorie qui n'a
pu prendre en compte des lois fondamentales qui ont ete decouvertes apres qu'elle fut
emise. Toute theorie insuffisante a expliquer certains faits d'experience doit etre
incluse dans une theorie plus vaste dont elle devient un sous-ensemble si par ailleurs,
bien entendu, elle foumit cependant une interpretation logique et surtout verifiable de
beaucoup d'autres. Sinon, c'est un mythe et tout esprit lucide se doit de 1'abandonner.
Nous verrons combien les mots, les expressions sont dangereux du fait que tres vite on
oublie 1'objet ou le concept qu'ils sont censes representer et qu'a travers eux, on se
contente d'atteindre 1'affectivite insatisfaite et d'ex-ploiter la frustration qui resulte
de 1'impossibilite grandis-sante qu'il y a a realiser des actes gratifiants. La pensee
politique nous parait de plus en plus encombree par un tel langage.
Conscience, connaissance, imagination, sont les seules caracteristiques de 1'espece
humaine. Ce sont celles aussi le plus exceptionnellement employees. Par contre, 1'homme
entretient de lui une fausse idee qui sous la pelure avantageuse de beaux sentiments et de
grandes idees, maintient ferocement les dominances. La seule facon d'arracher ces
defroques mensongeres est d'en de-monter les mecanismes et d'en generaliser la
connaissance.
La Verite est une femme nue qui sort d'un puits. Le puits, c'est 1'obscure faconde de
notre inconscient.
Je dedie ce livre sans pitie a ceux qui souffrent, aux pauvres, aux alienes, aux
prisonniers, aux drogues, aux contestataires, a tous ceux qui ne se sentent pas tellement
bien dans leur peau. Mais je le dedie aussi aux nantis, aux honnetes gens, aux flies, aux
candidats a la presi-dence, aux notables, a tous ceux qui sont surs de detenir la verite,
quelle qu'elle soit, de droite ou de gauche, en esperant qu'ils y decouvriront au moins
les germes de l'incertitude, saeur de 1'angoisse, et mere de la creativite.
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